Plastique psychédélique: Perturbation
Le monde de l’après-guerre frétille d’enthousiasme. Inondant les ondes, Michael succède à Elvis qui lui-même succède à James (Brown). Les bérets noirs des Panthers fleurissent et se fanent. On éradique la variole de la surface de la terre. Le conflit le plus meurtrier de l’histoire humaine a pris fin et le futur s’annonce radieux. Dans les décombres d’un âge désormais révolu, des armes ont émergé puis grandi. Les voilà prêtes à troquer l’uniforme contre un costume, retrousser leurs manches et entamer la reconstruction. Il y a une créature étrange dans cette armée de travailleurs diligents, un métamorphe qui sculptera la face de ce nouveau monde, le plastique.
Ironie du sort, c’est par égard pour les éléphants que commence l’histoire du plastique, au XIXème siècle. A la recherche d’une matière qui remplacerait l’ivoire, un inventeur américain du nom de Hyatt synthétise pour la toute première fois un plastique à partir de cellulose. La versatilité du celluloïde dépasse les pions, les reines et les touches de piano, rien ne lui résiste. Rien hormis sa dépendance aux fibres du coton qui fournit la précieuse matière première. Le temps n’est pas encore venu pour le véritable plastique synthétique, qui dort encore dans le ventre fécond et imprévisible de la science.
Une sonnerie plus tard, et la Bakelite est née. Bien connue comme le costume noir qui habille les téléphones à cadran, elle se prête à tant de formes qu’elle devient rapidement indispensable à de nombreuses industries. La Bakelite renverse l’ordre des choses. Un assemblage de composés inertes qui s’anime sous une impulsion et s’en va frayer avec les vivants.
Tandis qu’Hyatt s’échine sur la recette du celluloïde, des jupons pourpres s’activent et revendiquent leur émancipation. Ils ouvrent ainsi la voie à une force de travail qui s’empresse autant derrière les fourneaux que derrière un bureau. Les soies délicates de leurs mères se prêtent mal à la vie active durement gagnée par les femmes des Temps Modernes. Il leur faut quelque chose de tout bonnement indestructible et d’assez abordable pour tenir le rythme de leur course quotidienne. A point nommé, le nylon émerge des cuves des laboratoires commerciaux, après avoir fait ses galons dans l’armée de l’air. Pendant ce temps, le plexiglas des cockpits de bombardiers apparaît sur les marchés, reflétant des rêves de gratte-ciels et des ciels étoilés. Polyéthylène, acrylique et polyester suivront peu après dans cet arsenal qui ne cessera de s’agrandir. Si la deuxième guerre mondiale a vu s’envoler les enfants du plastique dans le ciel, la guerre froide les propulsera dans les étoiles.
Servir en silence
Perfectionnés sur plusieurs décennies, les plastiques sont devenus des essentiels de notre vie quotidienne, une prothèse qui nous a permis la conquête des espaces. Aux côtés du pétrole, ils sont les garants de notre âge exponentiel. Ils travaillent dans l’ombre en nourrices attentives, inlassablement et sans une plainte. Arrive ce qui devait arriver, elles ont fait de nous des tyrans impatients et cyniques qui n’osent plus croire que l’ingéniosité humaine et les richesses de la nature suffisent pour créer. Pour beaucoup, il est devenu impensable de développer une technologie sans y appliquer un joint de plastique.
Pendant longtemps, la psychologie humaine a été définie par la distance, nous avons vécu dans des univers plus petits où quelques milliers résumaient l’infinité. Nos pas s’allongent et s’accélèrent. Les énergies fossiles ont changé cette échelle et remodelé notre perception du temps. L’aviation et le transport international n’ont rien d’anodin. Demandez-nous, aux Suisses, les montagnes qui font notre fierté nationale ont été aussi nos plus anciennes geôlières. 150 ans et 2 tunnels suffisent pour dissiper les longues semaines de péril et de douleurs de nos ancêtres. Grâce aux avions et aux moteurs thermiques, l’étranger n’est plus qu’à quelques minutes.
Le paradoxe du tapis de course
Dans cette réalité nouvelle où l’infiniment grand et le microscopique fusionnent de la plus étrange des manières, l’espace s’annule pour que nous puissions tout avoir sans attendre. Et pourtant, chaque pas creuse ce vide en nous. Contre toute attente, le temps commence à manquer. Alors, sans reprendre notre souffle, nous nous précipitons de grands magasins en fast-foods à grands renforts de klaxons. Et si nous trébuchons, pas d’inquiétude. Le pétrole et ses largesses nous ont préparé leur lot de pansements plastiques sous forme d’emballages légers, de sachets transparents et de fil à bas prix. Avides d’efficacité, nous les avons décrétés jetables pour ne plus avoir à en prendre soin. Et ainsi nous consacrer corps et âme à l’accélération du monde. Si nous nous interrogeons sur les déterminants d’une vie belle et bonne, il ne faudra pas s’étonner que la réponse ne puisse être articulée qu’à l’aide des formules du plastique.